mardi 7 décembre 2010

Paris - Jules Supervielle

[Introduction]
Jules Supervielle (1884-1940), auteur de romans, de pièces de théâtre et de poèmes, quitte la France pour son pays natal, l’Uruguay, au début de la Seconde Guerre mondiale. Il ne tourne pas pour autant le dos aux événements et consacre un recueil poétique à la guerre, Poèmes de la France malheureuse (1939-1945). Le poème ‘’Paris ‘’, composé de six quatrains d’hexasyllabes, est consacré à un événement précis : devant l’avancée des Allemands, les autorités françaises déclarent, en 1940, Paris ‘’ville ouverte ‘’. Nous verrons dans un premier temps comment le poète suggère la menace qui pèse sur la capitale et sur sa culture; puis, dans un second temps, nous montrerons qu’il affirme la nécessité du changement comme refus de la soumission.

[I — La menace]
Le poème ‘’ Paris “ évoque tout d’abord le danger qui pèse sur Paris.
[A. Un danger mal défini]
Alors que Supervielle évoque dans ce poème un fait historique marquant, il n’attaque jamais directement sa cible. Il ne désigne pas l’armée allemande comme la menace qui pèse sur Paris. Il recourt au contraire à des formulations vagues. L’utilisation de la métonymie et du pluriel (‘’ des yeux ennemis ‘’, ‘’ De nouvelles oreilles ‘’, ‘’ de têtes / D’un pays érranger ‘’) suggère un danger insaisissable, dont la présence envahit tout sans que l’on puisse lui résister efficacement. La voix passive, récurrente dans le poème (‘’ Te voilà regardée / Par des yeux ennemis ‘’, ‘’ La Seine est surveillée’’), montre que l’ennemi contrôle tout mais reste dans l’ombre, qu’il n’a pas le courage de s’avancer dans la lumière pour un combat loyal. Le chiasme (‘’ regardée ‘’, ‘’ yeux ‘’, oreilles , <>) sur lequel est bâti le deuxième quatrain souligne également cette omniprésence de l’ennemi. Pourtant, le danger est bien présent comme le montre l’adverbe de temps ‘’voilà’’ au vers 5 : il ne s’agit pas d’une menace lointaine, qui pourrait se détourner de sa cible. Ainsi, le poète, sans les nommer, fait des soldats allemands une menace impalpable et effrayante.
[B. Paris, ville ouverte , Paris ville prisonnière]
Alors que le poète rappelle dans le premier vers que les autorités françaises ont déclaré <> en 1940, il montre que ce geste a emprisonné la capitale. La troisième strophe est à cet égard remarquable. Elle repose sur un schéma de rimes embrassées (‘’ surveillée ‘’, ‘’ puits ‘’, ‘’nuit ‘’, ‘’emprisonnées’’), image rnême de la clôture. De plus, les deux participes passés qui sont mis en valeur à la rime évoquent l’un et l’autre l’enfermement. Celui-ci s’inscrit à la fois dans l’espace (“ du haut d’un puits “) et dans le temps (“ jour et nuit “). La surveillance était déjà suggérée dans la strophe précédente grace aux verbes de perception (‘’ regardée ‘’ et ‘’Ecoutent ‘’). Ainsi, Paris, en s’ouvrant à l’ennemi, s’est livrée prisonnière.
[C. Une parole menacée]
Le danger qui rode est tel que la parole elle-même semble menacée: le temps n’est plus aux grandes phrases. La parole s’amenuise, proche du dernier souffle. On peut tout d’abord noter l’emploi d’hexasyllabes (vers de six syllabes) très brefs. De plus, les règles de la grammaire semblent parfois incompatibles avec l’urgence d’une parole qui s’effrite. Ainsi la double négation disparaît de la quatrième strophe (‘’ Tous les siècles français / [...] Vont-ils pas nous quitter / Dans leur grande colère ? ‘’). Enfin, on entend des allitérations en [r] à plusieurs reprises dans le poème, et notamment dans la dernière strophe, suggérant un râle d’agonie (‘’ quelque merveille / Qui préfère mourir! Pour ne pas nous trahir’’). Ainsi, proche de l’épuisement, la parole, loin d’être ample et fluide, semble elle aussi lutter contre un danger inconnu.
[Conclusion partielle et transition] Ainsi, le poète lui-même, malgré son éloignement, et la parole poétique sont atteints par la guerre et l’invasion allemande, péril aussi dangereux que fuyant, qui exerce sa force dans l’ombre. Devant cette menace, le poète présente le changement comme une nécessité vitale. [II - La nécessité du changement] Le poète rappelle dans son poème ce que l’on perd en perdant Paris, puis, sans jamais se faire donneur de leçon, il suggère comment réagir.
[A. La richesse d’un patrimoine]
Ce que remet en cause l’ouverture de Paris aux armées allemandes, c’est la richesse d’un patrimoine. Ce dernier apparaît intrinsèquement lié à la ville de Paris, à son architecture, comme le montre l’harmonie sonore dans le vers 14 (‘’ Si bien pris dans la pierre ‘’). Il s’agit d’une histoire ancienne (‘’ vieux bruits ‘’, “Tous les siècles francais ‘’) qui unit autour d’elle un peuple. Ainsi, nous notons dans le poème la récurrence du pronom personnel de la première personne qui manifeste l’union (‘’ nous quitter ‘’, ‘’nous trahir ‘’). Notons que la premiere référence au passé est associée aux ‘’bruits ‘’, à ce qui s’entend. Or, le poète nous donne à entendre au début de “ Paris’’ un écho de la tradition poétique. En effet, il commence par quelques vers qui rappellent le lyrisme traditionnel : l’adresse directe avec le vocatif ‘’ Ô Paris ‘’, l’emploi d’une comparaison (‘’ Ainsi qu’une blessure ‘’) et l’allusion à la nature (‘’campagne verte ‘’), thème traditionnel en poésie, semblent annoncer un poème lyrique, mélancolique, plein de regrets. Pourtant, le poète ne prétend pas conserver le passé, le protéger contre l’ennemi et il se détourne du lyrisme d’antan. Pour lui, pour échapper à la trahison, à la soumission, il faut au contraire prendre le chemin du changement.
[B. Echapper au danger]
La menace est telle que pour ne pas se compromettre, il faut se détacher du passé. Le poème ouvre la voie. La sobriété de ses vers sont comme une mise en sourdine de la poésie traditionnelle. Le poète reste distancié et s’éloigne de tous les clichés attendus. Il ne dévoile pas explicitement ses sentiments: ainsi, lorsqu’il évoque ‘’la colère ‘’, ce n’est pas la sienne mais, par une personnification, celle des ‘’siècles français ; pour sa part, il ne se livre à aucune attaque polémique. Le poète, prenant ses distances avec une tradition romantique, élude également une évocation sensuelle du paysage meurtri: le vocabulaire des sensations est en effet très rare, contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’un paysage état d’âme. Cette retenue évoque une’’ merveille ‘’ de la poésie française qui refuserait de rester ‘’pareille’’ en ces temps sombres. De même, alors que les quatre premières strophes forment chacune une unité de sens, les deux dernières sont unies par un enjambement de la cinquième sur la sixième strophe. L’absence de ponctuation et la longueur de la phrase rappellent le rythme de la prose et le vers prend ses distances par rapport à une forme versifiée traditionnelle, ‘’merveille / qui préfère mourir ‘’... Ainsi, continuer ce qui a été fait depuis des siècles est impossible : ce serait trahir. Il faut s’absenter, se dissirnuler, vivre caché (‘’ rester secrète ‘’) ou’’ mourir ‘’, mais ne pas ignorer la’’ blessure’’ dont sont victimes la France et Paris.
[Conclusion partiellel Prendre conscience du danger qui menace Paris et ses richesses ne conduit pas le poère à une célébration d’un passé qu’il faudrait préserver à tout prix. Discrètement, il affirme au contraire la nécessité de renoncer a la grandeur passée, d’abandonner la’’ merveille’’ poétique au silence.
[Conclusion]
‘’Paris ‘’, poème de Jules Supervielle, peut surprendre le lecteur. Ce poème, extrait du recucil Poèmes de la France malheureuse, ne recourt ni au registre pathétique, ni au registre polémique. C’est au contraire avec sobriété qu’il évoque le danger qui pèse sur Paris, ouverte aux Allemands, désormais ville prisonnière, dont les richesses sont menacées. Pourtant, au-delà de cette retenue, le poète refuse toute compromission : il faut mourir plutôt que se soumettre.


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